L’interdiction du port du voile en entreprise étroitement surveillée – par Sérafine Poyer et Justine Moreau

Publication 06 Avr 2017

Dans les deux affaires portées devant la CJUE par les juridictions suprêmes belge et française, le contentieux portait sur un licenciement considéré par les salariées comme discriminatoire, car fondé sur leur refus de retirer leur voile sur leur lieu de travail.

Dans la première affaire, opposant une salariée à une entreprise belge fournissant des services de réception et d’accueil, une règle interne de l’entreprise prohibait le port visible de signes politiques, philosophiques ou religieux, jugé contraire à la neutralité à laquelle s’astreignait l’entreprise dans ses contacts avec les clients (CJUE, 14 mars 2017, aff. C-157/15, Achtiba).

Dans la seconde affaire, la salariée, ingénieur d’études, a été licenciée par une entreprise française, qui, à la suite d’une plainte de son client, avait refusé de retirer son voile lorsqu’elle était en mission auprès des clients (CJUE, 14 mars 2017, aff. C-188/15, Bougnaoui). L’exposé des faits ne nous permet pas de déterminer s’il existait un règlement intérieur dans l’entreprise sur lequel s’est appuyée cette dernière pour prononcer ce licenciement.

Les réponses apportées par la CJUE aux questions préjudicielles posées sur la Directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000[1] ne sont pas contradictoires mais bien complémentaires : la CJUE a en effet opéré une distinction selon que l’entreprise s’était ou non dotée d’un règlement intérieur sur ce sujet.

En présence d’un règlement intérieur : la réitération du principe déjà posé par la Cour de cassation

Dans la première affaire, la CJUE a approuvé l’interdiction décidée par une entreprise dans son règlement intérieur de porter de façon visible tout signe politique, philosophique ou religieux : cette règle ne constitue pas une discrimination directe car elle vise indifféremment toute manifestation de telles convictions.

Cette interdiction, également appelée clause de neutralité, reste néanmoins soumise à certaines conditions :

Première condition : une rédaction large et neutre

L’interdiction doit viser l’ensemble des salariés et non seulement les salariées voilées. Par prudence, l’interdiction ne devrait pas non plus se limiter aux seules manifestations de croyances religieuses, mais concerner toutes les croyances, qu’elles soient philosophiques ou politiques.

Seconde condition : une application légitime et proportionnée

Une clause de neutralité – d’apparence neutre et d’application générale et indifférenciée – ne doit pas être susceptible de constituer une discrimination indirecte, en ce qu’elle aboutirait à désavantager des personnes adhérant à une religion ou à des convictions données. Dans une telle hypothèse, cette différence de traitement ne serait pas néanmoins constitutive d’une discrimination indirecte si l’employeur démontre que :

(i) la règle poursuit un objectif légitime. Selon la CJUE, la volonté d’afficher dans les relations avec les clients une politique de neutralité politique, philosophique ou religieuse poursuit un tel objectif,

(ii) les moyens de réaliser cet objectif sont appropriés et nécessaires. En pratique, cette politique doit être véritablement poursuivie, de manière cohérente et systématique, l’obligation de neutralité ne devant pas concerner une seule religion ou certaines manifestations particulières. En outre, elle ne doit viser que les travailleurs qui sont susceptibles d’être en contact avec les clients.

Cette position pragmatique vient ainsi renforcer le droit interne, et notamment l’article L. 1321-2-1 du Code du travail, issu de la loi n°2016-1088 du 8 août 2016 (« Loi Travail »), qui dispose que :

« Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le

[1] Directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail

principe de neutralité et la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché ».

La Loi Travail était elle-même sur ce point la suite logique de la position précédemment dégagée par la jurisprudence de la Cour de cassation dans le célèbre arrêt Baby-Loup[1], qui avait validé le licenciement pour faute grave d’une salariée d’une crèche privée refusant de retirer son voile alors que le règlement intérieur de la crèche contenait une obligation de neutralité.

La faculté pour les employeurs d’inscrire une clause de neutralité dans le règlement intérieur de leur entreprise ne fait donc plus aucun doute.

Une liberté néanmoins sous contrôle : vers une obligation de reclassement ?

Reste le sujet de la conséquence du refus de la salariée de retirer son voile.

La CJUE semble aller plus loin que le simple contrôle des prévisions du règlement intérieur : elle impose en effet au juge national de vérifier si la société – plutôt que de procéder au licenciement de la salariée – n’était pas en mesure de lui proposer un poste n’impliquant pas de contact visuel avec la clientèle.

On peut légitimement se poser la question des contours de cette obligation préalable de reclassement : la proposition de l’employeur doit-elle nécessairement concerner le même poste de travail ou l’employeur peut-il proposer un poste équivalent, voire même de catégorie inférieure ? Quel est son périmètre : l’établissement, l’entreprise ou le groupe ? Une clarification de la jurisprudence sociale sera donc nécessaire au niveau national.

En l’absence de règlement intérieur

Si l’entreprise n’a pas affiché de politique de neutralité en amont dans la mise en place d’un règlement intérieur, elle ne pourra pas prendre des sanctions au cas par cas à l’encontre de salariées qui refuseraient de retirer leur voile, même si le client lui en fait la demande.

En effet, la CJUE est claire : ni l’intérêt commercial de l’entreprise, ni l’objectif affiché de ne pas heurter les convictions des clients, ne sont suffisants.

Les seules exceptions restent celles liées à l’hygiène, à la santé au travail ou encore à la menace sur la sécurité du salarié, en raison des exigences tenant à la nature de l’activité professionnelle ou aux conditions de son exercice.

La prudence s’impose vis-à-vis des salariés en contact avec la clientèle

La prudence est de mise tant au stade de la rédaction du règlement intérieur que celui de la mise en œuvre d’un licenciement sur la base des dispositions de ce règlement. L’entreprise n’est pas protégée contre l’éventuelle action d’une salariée faisant valoir qu’elle aurait pu être mutée sur un poste n’impliquant pas de contact visuel avec la clientèle.

Ceci d’autant plus que les sanctions encourues sont lourdes : outre les effets attachés à la nullité d’un licenciement jugé discriminatoire (notamment en terme indemnitaire), l’entreprise est passible de 45.000 euros d’amende et de trois ans d’emprisonnement[2].

Il reste donc à attendre la décision à venir de la Cour de Cassation dans l’affaire Bougnaoui, qui devrait venir utilement préciser les premiers jalons posés par la CJUE. Affaire à suivre…

[1] Cass. ass. plén. 25 juin 2014, n°13-28.369

[2] Article 225-2 du Code pénal